Lorsque je réfléchis à l'architecture d'applications critiques, je reviens toujours à deux impératifs qui semblent simples mais se heurtent souvent à la réalité opérationnelle : continuité et intégrité. Continuité pour que le service reste disponible même quand une panne majeure survient ; intégrité pour que les données restent fiables, non altérées et récupérables. Ces deux objectifs m'ont conduite, au fil des missions, à recommander des architectures combinant multi‑cloud et sauvegardes immutables. Dans cet article je partage pourquoi je privilégie cette combinaison, comment la mettre en œuvre concrètement, et quels pièges éviter.
Pourquoi combiner multi‑cloud et sauvegardes immutables ?
Le multi‑cloud réduit la dépendance vis‑à‑vis d'un seul fournisseur : panne régionale, bug d'infrastructure ou décision commerciale ne vous bloque pas complètement. Mais le multi‑cloud seul n'empêche pas les attaques ciblées, les erreurs humaines persistantes ni la corruption de données répliquées. C'est là qu'interviennent les sauvegardes immutables : elles garantissent qu'une copie historique ne peut pas être modifiée ou supprimée pendant une période définie (WORM — Write Once, Read Many). Ensemble, ces deux leviers offrent à la fois disponibilité et résilience des données.
Concrètement, je vois trois bénéfices majeurs :
Résilience face aux pannes d'infrastructure : bascule entre clouds pour maintenir le service.Protection contre la suppression malveillante ou accidentelle : copies immuables hors portée des attaquants.Conformité et auditabilité : exigences réglementaires parfois exigeant la conservation inviolable de certains jeux de données.Patrons d'architecture éprouvés
Voici des patterns que j'utilise souvent comme base de réflexion :
Active‑passive cross‑region/cross‑cloud : application principale sur le cloud A, réplique journalière ou continue sur le cloud B. Bascule manuelle ou automatisée en cas d'incident.Active‑active multi‑cloud : trafics distribués entre clouds via DNS intelligente ou plateforme d'API gateway, utile pour applications conçues pour la distribution globale (mais plus complexe à gérer).Cold backups immuables hors site : snapshots chiffrés stockés en mode immuable (S3 Object Lock, Azure immutable blobs, Google Vault/Retention) pour protéger contre la suppression.Immutable backups via tiers spécialisés : solutions comme Veeam, Rubrik, Cohesity offrent orchestration, immutabilité et restauration point‑in‑time multi‑cloud.Composants essentiels et décisions pratiques
Pour transformer ces patterns en architecture opérationnelle il faut penser à plusieurs couches :
Contrôle et orchestration — Terraform, Pulumi et GitOps (Flux/ArgoCD) pour provisionner de manière reproductible sur plusieurs clouds. Gardez votre état infra synchronisé et audité.Réseau — SD‑WAN, VPNs et peering inter‑cloud. Pensez latence, coûts egress et routage au moment de basculer du trafic.Identités et accès — IAM centralisé si possible (ex. via Azure AD + federation, AWS IAM Identity Center). Les comptes de sauvegarde immuables doivent utiliser des clés gérées et des rôles restreints.Stockage immuable — activer S3 Object Lock (AWS), Azure Immutable Blob Storage, ou définir des politiques de rétention et versioning sur GCS. Chiffrez systématiquement au repos et en transit.Orchestration des sauvegardes — plan de sauvegarde automatisé, testé et documenté : fréquence, durée de rétention immuable, niveau de granularité (fichiers, bases, snapshots d'instances).Copie hors‑site — n'oubliez pas la règle d'or 3‑2‑1 (3 copies, 2 medias, 1 offsite) : veillez à ce que l'offsite soit hors du périmètre direct des comptes de production.RTO, RPO et arbitrage économique
Vous ne pouvez pas tout rendre instantanément disponible à moindre coût. Les choix d'architecture se font souvent en fonction du couple RTO/RPO :
| RTO | RPO | Pattern recommandé |
| Quelques secondes à minutes | 0–30s | Active‑active multi‑cloud, réplication synchrone, caches distribués |
| Minutes à heures | 1–15min | Active‑passive avec réplication asynchrone et failover automatisé |
| Heures à jours | 1h–24h | Backups immuables réguliers, restauration sur cloud alternatif |
En pratique, je négocie souvent un plan où les composants critiques (API Gateway, DB maîtresse en lecture) bénéficient d'une réplication chaude, tandis que les données moins volatiles sont conservées en immutables cold storage. Cela limite les coûts de réplication tout en assurant la possibilité de restauration en cas d'incident majeur.
Tests, surveillance et exercices de reprise
On ne sait pas que son plan fonctionne tant qu'on ne l'a pas testé. J'insiste sur :
Tests de restauration réguliers (récupération d'une base vers un environnement isolé).Simulations de failover planifiées, incluant DNS, certificats et ACLs.Chaos engineering ciblé pour valider comportements en cas de panne d'AZ, d'un cloud ou d'une corruption de données.Métriques et tableaux de bord : latence, erreurs, taux de réussite de sauvegarde, délais de restauration.Sécurité, gouvernance et conformité
La mise en place d'immuabilité ne suffit pas si les clés ou les comptes qui gèrent ces objets sont compromis. Quelques règles que j'applique systématiquement :
Chiffrement géré par clé KMS avec séparation des rôles : gestion des clés par une équipe distincte.Politiques IAM strictes : accès en lecture seule aux backups pour la majorité des comptes.Logs immuables : activer CloudTrail/Azure Monitor/Stackdriver avec stockage immuable pour pouvoir retracer les opérations sur backups.Archivage légal : prévoir des périodes de rétention compatibles avec les exigences sectorielles (finance, santé).Coûts cachés et pièges à éviter
Voici des erreurs que j'ai vues et que je recommande d'anticiper :
Sous‑estimer le coût des egress lors d'une restauration massive depuis un cloud tiers.Ne pas tester la restauration : snapshots corrompus ou scripts obsolètes rendent une sauvegarde inutile.Confier immutabilité à un seul mécanisme sans plan B : par exemple, configurer une protection immuable mais conserver les clés dans un compte trop permissif.Oublier la synchronisation des configurations (certificats, DNS, secrets) lors d'un failover multi‑cloud.Exemples d'outillage
Pour rendre tout cela concret, j'utilise souvent des combinaisons industrielles :
Infra as Code : Terraform + Terragrunt pour multi‑cloud.CI/CD & GitOps : GitLab CI, ArgoCD pour déploiements reproductibles.Stockage immuable : AWS S3 Object Lock, Azure Blob immutable, Google Cloud Storage + Retention policies.Sauvegardes orchestrées : Veeam (multi‑cloud support), Rubrik, Cohesity pour orchestration et immutabilité.Observabilité : Datadog, Prometheus + Grafana, Elastic pour logs et métriques centralisés.Chaque organisation aura ses préférences et contraintes. L'important est d'adopter une démarche pragmatique : définir vos RTO/RPO, cartographier vos risques, automatiser et tester régulièrement. Je suis convaincue que combiner multi‑cloud et sauvegardes immuables offre un cadre robuste pour protéger les applications critiques — à condition d'être méthodique, d'assurer une gouvernance forte et de ne pas sous‑estimer la complexité opérationnelle.